Les poèmes à foison ne font pas d'ombre
aux histoires qui naissent dans la classe.
Tous les matins les élèves écrivent dans leur petit cahier
- cahier d'écrivain ou cahier du matin - .
Un cahier pour lier la pensée et l'écrit,
un cahier qui réduit la distance entre l'esprit et la main,
entre la grammaire et l'écrit intime, la vie et la classe.
Tous les 15 jours, chaque élève choisit un texte, qui sera annoté par la maîtresse dans la marge, corrigé par l'enfant, recorrigé par la maîtresse puis réécrit au propre et illustré. Un texte qui va remettre en jeu les connaissances en français.
Un cahier qui a prouvé à court et long termes son efficacité. Rare expérience vécue par les élèves que la liberté d'écrire, la liberté de lire un texte à ses camarades, la liberté d'en refuser l'accès aux parents ou à la maîtresse.Un cahier très fort dans lequel palpite l'âme des enfants. Quelques-uns ont essayé de se soustraire aux 15 minutes d'écriture quotidienne: parfois fleurissent quelques rosaces que la maîtresse admire avant de rappeler la fonction de ce cahier. D'autres y mettent tout leur cœur, sans pouvoir s'arrêter, écrivant clandestinement sur leurs genoux pendant les maths ou le français.
Corollaire de la poésie, la prose s’épanouit:
Entre Malvin le grand dyslexique qui prétend s'ennuyer pendant ces 15 min, qui - poussé, épaulé par un camarade- finit par écrire l'histoire d'un enfant rencontrant de grandes difficultés à l'école et relevant courageusement la tête, surmontant ses difficultés. Toute l'histoire de Malvin...
Gabriel témoigne de ses nombreuses passions telles que les voitures, les fusées, les avions . Dans les histoires de Ludovic, les hommes chassent les dragons, des sorciers se livrent bataille...Et puis Gabriel entame l'écriture d'un long récit relatant les péripéties d'un astronaute stagiaire tandis que Ludovic présente, avec la verve du journaliste,les derniers jeux vidéos.
Comme si les écrits des uns influençaient les écrits des autres...
Celles de Rose évoquent l'amour d'un roi pour sa reine (celle-ci se fait enlever et sera délivrée par son mari chéri) ou le divorce de parents .Rose qui ne voit plus son père - un papa qui envoie un courrier réclamant l'envoi du bulletin scolaire de sa fille. Rose qui vit seule avec sa maman.
Une bouffée de son passé lui revient fugacement. La maîtresse. Elle aussi enfant du divorce. Dans son corset de culpabilité, sans liberté d'exprimer son désir de vivre malgré les hostilités... Heureusement qu'elle a un lieu pour parler de l'enfant qu'elle a été, elle. Un endroit où déposer ses angoisses de petite fille. Un lieu qui soulage ses élèves de ses projections à elle, un lieu qui lui permet d'entendre les besoins de Rose en grammaire et ses questions sur la vie. Pas ses propres besoins anciens à elle, l'adulte . Un lieu qui lui permet, enfin, de prendre son métier avec légèreté.
Rose, l'excellente élève qui doute atrocement,
qui éprouve tant de difficultés à entrer
dans la lecture de textes longs
(peur de se retrouver face à soi même?).
Rose qui trottine jusqu'au bureau de la maîtresse pour lui adresser un:
-
- Je ne sais pas comment expliquer, dans mon histoire,
quand la maman annonce à ses enfants
qu'elle et son mari vont divorcer.
De quoi rester sans voix!
- Comment expliquer le divorce? C'est bien compliqué tout ça!
Comment expliquer la séparation des parents?
Comment expliquer que les gens ne s'aiment plus?
Comment elle t'a expliqué, ta maman?
- Je le savais déjà!
- Et bien, peut-être que les enfants de ton histoire s'en doutent eux aussi...non?
Rose regagne sa place avec une petit moue au coin de la lèvre.
Cette réponse ne lui convient pas.
La maîtresse sait que ces textes parlent d'eux mais elle ne le leur dit pas sauf quand cela peut les éclairer. Elle s'intéresse exclusivement à la grammaire et à la conjugaison.Oralement, elle ou les camarades font parfois une remarque quant à la formulation, à la compréhension. Elle anticipe sur quelques notions (les temps du récits, les différents verbes dans les incises). Elle utilisera les textes de Rose pour travailler le discours direct.
Introduire de la rigueur, ne serait-ce pas aussi un bon moyen de prendre du recul avec ce qui nous habite?
Hippolyte retrace les escapades de son chat fugueur et les aventures de la famille partie à sa recherche.
Eleanor écrit l'histoire de deux adolescents amoureux puis celle d'un garçon qui veut être célèbre tandis que sa sœur, elle, rêve d'une vie simple, " une fille qui ne veut pas grandir ". Les enfants sont-ils tiraillés entre le désir d'une vie exposée à la télé, admirée, enviée et la vie ordinaire, simple ancrée dans la réalité.
Mike a écrit deux histoires plutôt sanglantes - mais ce sont les règles du jeu- .Son voisin précise timidement : "ses histoires me font peur"
- Écoute, Mike, écoute ce qu'il te dit! Attention à la sensibilité des autres !
La maman, courageuse, est seule avec deux garçons et Mike, l'aîné, a des soucis avec les règles de la maison et de la classe, avec les règles de grammaire et de conjugaison!
Et puis , un matin, apparaît un texte qui dénote, un texte sur son petit frère.
"C'est pas vraiment mon frère " avait-il dit, fin septembre, à la maitresse qui avait rectifié : "Un demi-frère. Mais celui avec lequel on partage sa maman, avec lequel on joue, on se chamaille, voire se dispute ? Un frère, je trouve." Un frère qui, un temps, offrit à Mike un père de substitution .
Mike écrit : "Mon petit frère doit être un peu magicien,il est très fort pour deviner certaines choses...".
Mike tenterait-il de dompter les mots, d'apprivoiser sa violence intérieure?
La maîtresse a un faible pour l'histoire de Judith qui relate l'histoire de Marcelle,
une fillette qui a des problèmes avec les maths et le français. Une fillette courageuse
qui devient finalement maîtresse. Une maîtresse anxieuse qui raconte son angoisse
la veille de sa première rentrée, une maitresse qui fait des maths et du français.
Une maîtresse qui a dans sa classe une petite fille qui s'appelle Marcelle.Comme elle.
Marcelle la maîtresse veut aider Marcelle l'élève.
La maîtresse est étonnée par cette histoire qui est toute son histoire à elle;
elle la maîtresse qui se penche sur ses élèves tentant de les aider ;
elle qui se reconnaît, elle enfant, dans chacun de ses élèves;
les difficultés en maths des uns ressemblent aux siennes,
les écueils en estime de soi des autres réveillent les siens;
elle, offrant ce qui lui avait fait, autrefois, défaut.....
Bien sûr la maîtresse n'en a rien dit, elle n'en dira jamais rien.
Mais cette Judith serait-elle douée pour lire dans les cœurs ?
La maîtresse aime tous ces récits qui prennent de la valeur
quand ils sont lus à tous, des récits qui mettent du sens à l'étude de la langue
Mais, secrètement, elle se sent comme une petite fille à qui on lirait des histoires.